L’Albatros
La plupart d’entre vous connaissent sans doute l’ « Albatros » de Baudelaire : « … ses ailes de géant l’empêchent de marcher ». Mais est certainement moins connu l’ « Albatros » de Charles Leconte de Lisle, que je voudrais vous présenter ce mois-ci :
L’ALBATROS
Dans l’immense largeur du Capricorne au Pôle
Le vent beugle, rugit, siffle, râle et miaule,
Et bondit à travers l’Atlantique tout blanc
De bave furieuse. Il se rue, éraflant
L’eau blême qu’il pourchasse et dissipe en buées ;
Il mord, déchire, arrache et tranche les nuées
Par tronçons convulsifs où saigne un brusque éclair ;
Il saisit, enveloppe et culbute dans l’air
Un tournoiement confus d’aigres cris et de plumes
Qu’il secoue et qu’il traîne aux crêtes des écumes,
Et, martelant le front massif des cachalots,
Mêle à ces hurlements leurs monstrueux sanglots.
Seul, le Roi de l’espace et des mers sans rivages
Vole contre l’assaut des rafales sauvages.
D’un trait puissant et sûr, sans hâte ni retard,
L’œil dardé par-delà le livide brouillard,
De ses ailes de fer rigidement tendues
Il fend le tourbillon des rauques étendues,
Et tranquille au milieu de l’épouvantement,
Vient, passe, et disparaît majestueusement.
Charles-Marie Leconte de Lisle (1818-1894)