Le Notre Père et la tradition juive au 1er siècle
Après avoir rapporté la parole que Jésus adressait à ses disciples : « Quand vous priez, ne soyez pas comme ceux qui aiment prier en se tenant debout dans les synagogues et dans les coins des places publiques pour apparaître aux hommes », l’évangéliste saint Mathieu ( Mt 6, 8 et sq ) la poursuivait dans les versets suivants : « Ne soyez pas semblables à eux : en effet, votre Père sait de quelles choses vous avez besoin avant même que vous les lui demandiez. Vous donc, vous prierez ainsi : Notre Père qui es dans les cieux que Ton Nom soit sanctifié…
De son côté, l’évangile de saint Luc (Lc 11, 1 et sq) relatait qu’un disciple de Jésus lui posa la question rituelle : « Apprends-nous à prier comme Jean l’a appris à ses disciples ». A elle seule, cette phrase évoquait l’antique usage qui voulait, qu’avant leur séparation, le disciple interpelle son maître par cette question rituelle : « Donne-moi quelque chose de nouveau », ou « Dis-nous, je te prie, en quoi consiste ta découverte la plus récente sur la prière ». Or, au-delà de ce qu’ils avaient de nouveau, les deux premiers mots de la prière de Jésus durent bouleverser ses disciples. En leur faisant dire Notre Père, Jésus leur rappelait, non seulement leur relation filiale avec Dieu, Dieu de l’Alliance avec son peuple, mais leur faisait découvrir cette fraternité qui les reliait aux autres, à tous les autres. Aussi, après ceux qui auront suivi Jésus et les chrétiens des premiers siècles, dire aujourd’hui Notre Père, le proclamer lors de chaque célébration eucharistique, nous immerge dans cette relation qui fait de chacun de nous le frère des autres. Réellement, authentiquement et ontologiquement frères, nous le sommes de ceux que nous côtoyons, de ceux que nous rencontrons, de ceux que nous découvrirons peut-être un jour en nous ouvrant à l’empathie.
Ecrite en grec par les deux évangélistes, l’original du Notre Père tel que Jésus l’a dit à ses disciples s’inscrivait nécessairement dans leur culture, culture hébraïque et araméenne où l’antique Qaddish, prière araméenne des enfants à la mort de parents ou prière concluant l’office synagogal, commençait ainsi :
Que soit glorifié et sanctifié le Nom du Seigneur
Grand dans le monde qu’Il a créé selon Sa volonté
Et qu’Il fasse régner Son Royaume
En votre vie et dans vos jours
Et vous, dites Amen !
Pas conçue comme une demande d’accorder le salut au mort, la prière du Qaddish hashem, glorifiant le Seigneur et sanctifiant son Nom, est une bénédiction.
Au IIe siècle apparaît la Didaché, résumé de la doctrine où le Notre Père est repris avec la recommandation suivante : « Priez ainsi trois fois », exhortation qui rappelait la prière essentielle à chaque juif, le Shema Israël qui la disait tous les jours, le matin et au coucher du soleil :
Shema Israël, Adonaï ton Elohim est UN
Ecoute Israël, le Seigneur ton Dieu est Un
Ne disant pas Père, av, mais Notre Père, avinhou, les disciples de Jésus y ajouteraient « qui Es dans les cieux », référence au premier verset de la Torah (premier livre du Pentateuque) : « Bereshit (dès l’abord) Dieu créa les cieux et la terre » et à Isaïe (66, 1-2). Ainsi parle le Seigneur : « le Ciel est mon trône et la terre mon marchepied ».
Que Ton Nom : le Nom, hashém, expression sémitique, enveloppe l’être tout entier qu’il désigne et avec lequel il s’identifie. Prononcer son nom, c’est évoquer l’intégralité de la personne qui le porte. Or, pour Celui qui est sans limite et hors du temps et de l’espace, le définir par son Nom constitue une impossibilité radicale. Comme on ne pouvait vocaliser IHVH, le Tétragramme, on remplaçait son évocation par le mot ashem qui signifie le Nom, parlant ainsi de Lui à la troisième personne. Lorsqu’on s’adressait à Lui à la seconde personne, on disait habituellement AdonaÏ.
Que Ton Nom soit sanctifié : formé sur la racine qadosh (que l’on retrouve dans le Qaddish ), la sainteté exprime la qualité de l’état tout autre, du Tout Autre. Reprise d’Isaïe (6,3) : « Et ils se criaient l’un à l’autre ces paroles : Saint, saint, saint est IHVH Shabaoth. Sa gloire remplit toute la terre «, la triple invocation de notre Sanctus, en se rappelant que pour les juifs le triple équivaut au superlatif, proclame son ineffable Sainteté.
Que Ton règne vienne : dans la pensée juive, il serait l’équivalent de : Ton règne est sur le point de s’accomplir en ton Royaume, en ton malkhout, qui se définit comme le lieu où s’accomplit le projet, le dessein de Dieu. Ainsi, cette demande du Notre Père exprime-t-elle le désir d’union du ciel et de la terre dans le projet de Dieu, son Royaume. Accéder au royaume des cieux, faire advenir le royaume impliquant conversion et expérimentation du cheminement dans la découverte de l’aventure, Jésus, en qui coïncidaient le Royaume des cieux et le Royaume de Dieu, l’avait annoncé en disant à ceux qui l’entouraient : « La venue (l’advenue) du Royaume de Dieu ne se laisse pas observer, et on ne saurait dire : Le voici, le voilà ! Car, sachez-le, le Royaume de Dieu est parmi vous » (Luc 17, 20-21) et : « … guérissez les malades et dites aux gens : le Royaume de Dieu est proche de vous » (Luc 10,9).
Aujourd’hui, c’est donc à nous d’ouvrir l’espace nécessaire à l’advenue du Royaume de Dieu, de l’y construire jour après jour pour qu’il devienne la réalisation de l’Utopie entrevue et proclamée par l’Evangile, ce qu’apporte Jésus comme nouvelle, comme bonne nouvelle.