L’esprit de Tibhrine, une rencontre avec l’Islam
En mai 2010, notre journal a publié un article sur les chrétiens d’Algérie. Sur cette terre d’Islam sourcilleuse, les moines de Tibhirine ont assuré une présence chrétienne marquante jusqu’au drame de 1996 : sept moines trappistes pris en otages par le GIA et exécutés quelques semaines plus tard. Il y eut deux rescapés dont l’un est décédé depuis. Frère Jean-Pierre Schumacher, le dernier survivant, vit dans un monastère de l’Atlas marocain. De ses entrevues avec Nicolas Ballet est né un livre où il parle de ses rencontres avec l’Islam.
Musulmans et chrétiens se réfèrent au même unique Dieu, Créateur et Père de l’humanité. Cela aurait dû conduire, au cours de quatorze siècles d’histoire commune, à une forme de fraternité ou tout au moins à une acceptation de la différence. Mais, il faut bien le reconnaître, les rencontres des deux religions ont été plutôt des affrontements que des dialogues. Poids des cultures, volonté d’hégémonie, mélange du spirituel et du politique, intégrisme rendent la cohabitation sur les mêmes terres particulièrement difficile.
Le témoignage du frère Jean‑Pierre, le dernier rescapé de Tibhirine, est donc particulièrement intéressant. Devenu prêtre régulier(1) à 28 ans, puis admis en 1957 chez les Trappistes de Timadeuc en Bretagne, il quitte cette abbaye en 1964, à 40 ans, avec trois autres moines, pour aller renforcer la communauté du monastère de Tibhirine, à 80 km au sud-ouest d’Alger, près de Médéa. C’est l’époque du Concile Vatican II. L’Eglise catholique vient d’ouvrir le dialogue avec les autres religions. Le cardinal Duval, archevêque d’Alger, doit faire face à la quasi disparition des chrétiens d’Algérie suite à l’indépendance, en 1962, et souhaite marquer la présence chrétienne, prioritairement, par des communautés monastiques.
Cette arrivée de moines français en 1964, deux ans après l’indépendance et alors que le monastère vient d’être exproprié de la plus grande partie de ses terres agricoles, comporte plusieurs défis : celui d’une présence française renforcée alors que la population d’origine européenne a fui le pays, celui des ressources pour assurer la survie d’une communauté et surtout l’acceptation de moines chrétiens par des musulmans toujours soucieux d’affirmer le caractère islamique de leur terre.
Tibhirine, selon le frère Jean‑Pierre qui y a passé trente deux ans, est tout d’abord l’histoire de relations de bon voisinage cultivées soigneusement. En plus des contacts directs avec la population locale pour les démarches administratives et la vie économique du monastère, qui les font connaître, les quelques employés du monastère diffusent à l’extérieur une image très positive des moines. De méfiantes, parfois hostiles au début, les relations peu à peu deviennent confiantes, d’autant plus que l’un des moines, le frère Luc, est médecin. Il soigne gratuitement et avec un grand dévouement tous ceux qui viennent à son dispensaire. Pendant la guerre civile, à partir de 1990, les moines essaient de rester dans la neutralité.
Par chance, les musulmans accordent à ceux qui vivent une vie monastique, un respect particulier. Mais, de leur côté, les moines de Tibhirine apportent une attention soutenue à tout ce qui concerne la pratique islamique dont ils sont les témoins, ainsi qu’aux aspects doctrinaux qui marquent les convergences ou les divergences avec les croyances chrétiennes. De plus, il n’y a chez eux nul prosélytisme. Leur vie est missionnaire par la présence, le témoignage, le respect des personnes et de leur différence, aucunement par la prédication.
Marque spécifique d’un début d’enracinement en terre d’islam : les Rencontres du Ribât el-Salam créées en 1979. Des membres locaux de la confrérie mystique musulmane des Alâwiyya de Mostaganem viennent visiter régulièrement les moines et prier avec eux, chacun à sa manière. Nulle discussion sur des points de doctrine, nul essai de conversion. Ces soufis (mystiques musulmans) appellent les moines « frères en humanité » et résument leur démarche commune dans l’image de l’échelle à double pente : « Vous montez d’un côté vers Dieu, nous montons de l’autre. Plus on approche du haut de cette échelle vers le Ciel, plus on est proche les uns des autres. Et plus on est proche les uns des autres, plus on est proche de Dieu. »
Frère Jean-Pierre garde une grande nostalgie de ces rencontres du Ribât el-Salam, interrompues par le drame de 1996. Elles ont beaucoup compté dans ce cheminement commun avec des musulmans.
(1) Le prêtre régulier ajoute à sa qualité sacerdotale les trois vœux de religion (pauvreté, chasteté, obéissance) dans le cadre d’un Institut religieux : l’Ordre des Maristes, en ce qui concerne le Père Jean‑Pierre.