Nos cruciverbistes
Ce mercredi 9 octobre, nous voici conviés à la réunion mensuelle de préparation du numéro des Echos pour le mois de décembre et comme d’habitude, rituel gravé depuis des années, Françoise et Patrick arrivent, grille de mots croisés en main, afin de comparer leurs trouvailles. Il faut dire qu’ils s’attaquent chaque semaine à un véritable Himalaya, la grille de Télérama d’un certain Marc Aussitôt. Mais savent-ils ce jour-là qu’ils sont à un mois exactement d’un centenaire, celui de la première grille de mots croisés parue en France ? Ce 9 novembre 1924, le journal Excelsior, dans son supplément Le Dimanche illustré, fait paraître La mosaïque mystérieuse, la première grille de mots croisés en France.
Mais pas question de crier « cocorico » lors de cette publication car c’est un Britannique qui le premier fit cette invention géniale et c’est aux États-Unis qu’elle a été publiée pour la première fois, onze ans plus tôt, le 21 décembre 1913. Ce jour-là, pour le numéro de Noël du New York World, Arthur Wynne publie une grille formée d’un losange creux avec les lettres F-U-N inscrites et des définitions permettant de remplir les cases blanches. Les lecteurs ayant réagi positivement à ce jeu, une nouvelle grille leur est proposée dès la semaine suivante. Cette fois, ils découvrent NEW YEAR 1914 dans cette grille du 28 décembre, toujours sous forme de losange et toujours sans cases noires. Et il faudra attendre le 31 mai 1914 pour découvrir une grille en forme de X avec des cases noires !
Rapidement devenu très populaire dans la presse américaine, ce nouveau jeu va s’imposer au début de 1924 lorsque deux jeunes étudiants en journalisme s’associent pour créer une société d’édition qui va publier le premier recueil des grilles d’Arthur Wynne et qui connait un succès fulgurant. Les mots croisés – cross words – deviennent un véritable phénomène de société à tel point qu’on les retrouve même en musique : Cross Word Puzzle Blues par les Ducan Sisters ou Cross Words between Sweetie and me par le Jan Garber Orchestra ainsi que dans une revue Puzzles of 1925. Ce jeu connait un tel succès aux États-Unis qu’il ne tarde pas à franchir l’Atlantique. Les Anglais … tirent les premiers… en février 1922 dans le Pearson’s Magazine puis le 2 novembre 1924 dans le Sunday Express où la grille est l’objet d’un concours doté d’un prix d’une livre.
Le 9 novembre 1924, la presse française emboîte le pas avec une première grille publiée dans le Dimanche-Illustré, le supplément dominical du quotidien Excelsior suivi par d’autres journaux bientôt contraints d’offrir une grille quotidienne à leurs lecteurs, le jeu suscitant un tel engouement ! En France, comme cela avait été le cas l’année précédente aux États-Unis, il devient omniprésent dans la vie des Français ; on en parle dans la presse, on organise des concours, on l’évoque dans les dessins humoristiques, les cartes postales, les chansons, les publicités … et pourquoi pas dans la mode vestimentaire !
Ainsi, Maurice Chevalier ira de son « On faisait des mots croisés », Mistinguett de sa « Java des mots croisés », un chansonnier, Maurice Frot écrira même une chanson désopilante, ironisant sur la possible obsession suscitée par ce passe-temps « Elle faisait des mots en croix ».
Et un peu plus tard des chanteurs y feront aussi allusion ; Jean Ferrat avec « Verticalement tu n’es pas une affaire Je sais bien Mais horizontalement C’est toi que je préfère Et de loin » ou Claude Nougaro avec « A ma façon quand j’ai l’occase J’invente aussi des mots croisés Mais je remplis toutes les cases … ». Et des humoristes à l’instar des Frères ennemis feront rire la France dans un sketch intitulé Les mots croisés avec leurs définitions loufoques : Annonce l’arrivée du boudin (tiens) Monitrice de voile (mère supérieure).
Ce nouveau jeu va susciter des vocations de verbicrucistes, créateurs de grilles, pour remplir les pages proposées aux cruciverbistes dans les magazines. On peut citer dans les premières années Tristan Bernard et Renée David, mais bien d’autres prendront la suite avant que la seconde guerre mondiale ne vienne interrompre cet enthousiasme. En effet, un décret du 27 août 1939 impose une censure de publication des mots croisés à partir du 1er septembre 1939. L’occupant pensant que des messages codés pouvaient transiter par ces grilles. Celle-ci sera levée le 1er novembre mais contraindra les auteurs à ne placer que cinq cases noires par grille ce qui amènera les journaux à ne proposer que des formats de quarante-neuf cases.
Le 1er juillet 1940, la contrainte des cinq cases noires est abandonnée après la signature de l’armistice.
Enfin, on ne peut terminer un sujet sur les mots croisés sans parler vocabulaire. Nous avons évoqué cruciverbiste et verbicruciste, il faut aussi parler de potence (premier mot horizontal et premier mot vertical), poncif (petit mot banal souvent employé) et cheville (mot dénué de sens mais évitant l’ajout de cases noires).
Un site pour compléter : http://cruciverbiste.club/index.php?id_cms=50&controller=cms
Et pour les chansons :
https://www.youtube.com/watch?v=QKIWZzBxYmQ&ab_channel=240252
https://www.youtube.com/watch?v=GhhLpGfb2dk&ab_channel=EdwinHarvey
Bruno Gonin