Pélerins, étrangers
Le pèlerinage semble bien s’inscrire au plus profond de la nature humaine. Depuis la nuit des temps, on voit des femmes et des hommes effectuer ce genre de voyage, et ce dans toutes les religions ou cultures. Or, si cette notion est éminemment biblique, elle existait déjà bien avant la révélation de Dieu à Abraham. Au fil des pages de la Bible, on peut assister à l’adoption d’anciens sanctuaires cananéens par les patriarches. C’est ainsi que les noms de Sichem et Mambré sont associés à Abraham, Bersabée à Isaac, Béthel ou Penuel à Jacob. La plupart du temps, les caractéristiques de ces lieux sont conservées, mais on en change les significations. Là où on venait rencontrer des divinités et implorer leur protection, on affirme la présence du Dieu d’Israël. Il ne s’agit plus de chercher à s’allier les forces bénéfiques, ou à se préserver des maléfices, mais de rencontrer un Dieu qu’on vient adorer.
Dans tout pèlerinage il y a un point de départ, un point d’arrivée, et un retour. C’est l’itinéraire de tout être humain qui quitte le sein de sa mère pour avancer vers le temps de sa mort, avec l’espérance, pour le croyant, de partir à nouveau, ou de ressusciter. C’est ainsi que nos vies sont remplies de ces passages qui nous font toujours quitter pour trouver, puis sortir à nouveau. Cela peut se traduire physiquement, mais également psychologiquement, et spirituellement. Partir, c’est l’ordre donné par Dieu à Abraham (qui s’appelait encore Abram). Le patriarche va donc quitter son pays, sa famille et la maison de son père, pour aller vers un pays qui lui sera indiqué ultérieurement. Partir, c’est effectivement s’arracher à ses certitudes, à ses habitudes, c’est accepter de devenir un apatride, de commencer une histoire en dehors de son groupe social et familial. Mais c’est en même temps répondre à un appel, de quelque ordre qu’il soit, soutenu par une espérance, celle de trouver quelque chose, ou quelqu’un. C’est le moment du dépouillement, du renoncement, de l’appréhension souvent, comme ces Hébreux en Égypte qui craignaient de laisser leurs oignons en pays d’esclavage, symboles de la certitude de manger à leur faim.
Puis la route commence, peuplée de rencontres heureuses ou malheureuses, avec ses joies et ses peines, ses lassitudes et ses espoirs. Le dépouillement se fait plus pressant, les objets inutiles emportés sont laissés au bord des chemins, le pèlerin avance tendu sur l’essentiel qui est d’arriver à l’étape du soir, de manger et de boire. Tout est don à celui qui n’a rien et qui attend tout des autres, peut-être de l’Autre : un morceau de pain devient festin, un verre d’eau se transforme en nectar, un sourire ou une main tendue se font gestes d’amour, une paillasse dans une étable le transporte déjà au septième ciel. Mais il y a aussi la rencontre du doute, de la tentation, comme celle de revenir sur ses pas, l’expérience du manque, la sensation de l’errance qui ressemble à un naufrage, la peur d’avoir tout perdu et de ne rien retrouver. Ce n’est qu’au bout de quarante ans que les Hébreux ont vu arriver le terme de leur périple. Ce long temps dit que la maturité est atteinte, que l’insouciante jeunesse a laissé place à la sagesse qui va pouvoir gouverner.
Enfin parvenus en « terre promise », terre où coulent le lait et le miel, symboles d’abondance et de consolation, les pèlerins rendent grâce tandis qu’ils font halte. Le temps de reprendre des forces, de goûter enfin aux fruits attendus, ils savent pourtant qu’il n’est point question de s’installer et de garder pour soi les dons reçus. Il est bien là le choc de la rencontre avec celui, ou Celui, qu’ils cherchaient, car s’ils ont tant marché, s’ils ont tant abandonné d’eux-mêmes sur le chemin, c’était pour se laisser remplir de la présence d’un être véritable, qui peut être eux-mêmes, ou qui peut être Dieu. Et cet être, ou ce Dieu, est sans cesse en exode, tant il a pour vocation de libérer tous les enchaînés. Désapproprié de lui-même, le pèlerin ne peut que partir à nouveau, à neuf, pour entraîner ses frères les hommes sur un chemin de libération. En fait, n’est-ce pas toute notre vie qui est pèlerinage lorsque nous acceptons de sortir sans cesse de nos lieux, de nos habitudes, de nous-mêmes, pour rejoindre ce qui nous fait vivre en vérité ? L’autre, ou le Tout-Autre que nous cherchons est près de nous, mais la route est souvent longue pour pouvoir le reconnaître. Nous avons bien besoin de quarante ans !