Une réflexion sur l’aide à mourir
A l’approche du vote à l’Assemblée nationale du projet de loi sur l’« aide à mourir », je souhaiterais vous faire part de quelques réflexions.
Ce projet est, tout d’abord à mes yeux, source de perplexité au regard de la faible prise en considération réelle du point de vue des soignants. De par leur proximité dans la durée avec les malades et les mourants, ceux-ci sont certainement parmi les mieux placés pour donner un avis éclairé sur la fin de vie, à distance des combats idéologiques souvent éloignés de la réalité. Or, de nombreuses organisations soignantes se sont prononcées contre une aide active à mourir, laquelle est d’une toute autre nature que celle du soin. Ne faudrait-il pas prendre davantage au sérieux leur parole ?
Mais il y a plus. S’il est un sujet qui peut faire l’unanimité, notamment dans ce milieu, mais aussi auprès d’une grande part de nos concitoyens, c’est bien celui de la possibilité d’accès aux soins palliatifs, comme le prévoit la loi Léonetti. Or, la Cour des comptes indiquait en juillet 2023 que « 52% des malades qui pourraient prétendre à des soins palliatifs, ne sont pas couverts alors même que la loi garantit un droit d’accès depuis 1999 ». Malgré l’annonce faite par le gouvernement le 8 avril dernier d’une hausse du budget à cet effet de 1,1 milliard d’euros sur dix ans, les moyens restent et resteront insuffisants compte tenu d’un nombre de besoins croissant.
Qui plus est, l’étalement de ce projet sur dix ans revient à laisser à d’autres le soin de le faire appliquer, avec tout ce que cela peut engendrer de marge d’incertitude. L’offre parallèle d’une aide active à mourir ne pourra, dès lors, apparaître que comme une solution plus rapide et moins coûteuse. Nous nous retrouvons ainsi devant le paradoxe suivant : alors que nous constatons une pénurie de soignants partout et qu’il faudrait mettre en place une politique pour y remédier, voilà que l’on nous explique qu’il va devenir possible d’aider « fraternellement » ceux qui le souhaitent à mourir. Curieuse fraternité humaine.
Car, vous le savez bien, ce sont les enjeux d’ordre économique qui, plus que jamais, dans une société à dominante libérale, l’emportent le plus souvent dans les prises de décisions politiques. Les références aux valeurs tels que la liberté de choix, la dignité, les droits de l’homme n’interviennent alors dans ce cas qu’à titre de justification simulée, servant à masquer les véritables motivations qui sont d’ordre matériel et budgétaire. Dès lors, les stratégies communicationnelles ne peuvent que prendre le pas sur une réflexion authentiquement soucieuse de la dignité inaliénable de toute personne humaine ; « éminente dignité » comme la nommait Kant, sans laquelle tout fondement du droit et de la justice s’effondre. A ce titre, parler d’« aide à mourir » relève clairement du jeu de langage ; car aider activement à mourir qu’est-ce sinon, selon les cas, un suicide assisté ou une euthanasie ? De même, parler de « fraternité » lorsqu’il s’agit de donner la mort, relève pour le moins de l’euphémisme.
Il est à craindre, dans ce contexte, qu’une pression psychologique et sociologique de plus en plus prégnante à moyen et long terme s’exerce sur les personnes en fin de vie, dont la crainte de peser sur leur entourage et sur la société, se verra renforcée par cette proposition d’aide à mourir.
A rebours, il y a quelques années, l’occasion m’avait été donnée d’entendre le témoignage d’un médecin chef d’un centre de soins palliatifs, au cours d’une conférence s’adressant à des professeurs de philosophie. Il avait pu observer que des malades se présentant avec une demande d’« en finir » ne formulaient plus cette requête dès lors que leur souffrance était soulagée et qu’une présence réellement fraternelle était assurée à leurs côtés. Nul ne désire mourir. Derrière la demande d’« en finir », c’est essentiellement celle de ne plus souffrir et d’être reconnu par les autres, y compris dans le dénuement, qui s’exprime le plus souvent. C’est cette écoute profonde qui est pratiquée par les intervenants en soins palliatifs. Faute d’une telle priorité, il est à craindre que le libéralisme dominant conduise progressivement vers une société où les moins performants et compétitifs voient leur vie privée de sens aux yeux d’une logique utilitariste devenue l’ultime référence.
Nous ne saurions nous résoudre à ce que des vies humaines puissent être considérées comme de moindre valeur, voire sans valeur, dans la mesure même où la dignité, pour citer encore Kant, « est au-delà de tout prix ». C’est en quoi elle est absolue et c’est en quoi il nous incombe de la respecter et d’en prendre soin.
Michel Bouton, professeur de philosophie
(ancien Meulanais)